24# Le hameau des Damias : bonne ambiance et efficacité

Un coup de cœur

Lorsqu’on m’interroge sur les écolieux qui m’ont marqué et que je peux citer comme ‘coup de cœur’, je parle du hameau des Damias. La bonne ambiance que j’y ai découvert, les personnes bienveillantes et curieuses de me découvrir et aussi organisées et efficace pour mener à bien le projet donnent vie à ce hameau fait de vieilles pierres et de tuiles ocres et entouré de belles pré-montagnes. C’est donc vers ce coin de paradis que je me dirige sans savoir que d’étonnantes rencontres m’attendent sur la route…
Effet de Serres
Après une journée de vélo dans les montagnes de la Drôme et des Hautes Alpes (voir Les Jardins du Muscardin 23#), j’arrive dans la petite ville qui se nomme Serres. Comme à mon habitude, je prospecte pour trouver où passer la nuit. Dans un quartier résidentiel peu dense où les pavillons se succèdent entourés de petits jardins, je trouve rapidement une petite rue en demi-cercle qui se rattache à une artère principale, le terrain de chasse idéal. Avant de m’y engouffrer en trainant à côté de moi vélo et remorque, j’aperçois sur le boulevard une voiture de police qui passe. Je n’y prête guerre attention. Quelques minutes plus tard, après avoir demandé sans succès le gîte dans plusieurs maisons de cette même rue, je me retourne et me trouve nez-à-nez avec cette même voiture de police dont les occupants m’avaient surement aperçu déambuler dans la rue ! Le stress monte. Le passager avant m’interpelle : « Bonjour… vous cherchez quelque chose ? » sur le ton vif et sérieux propre aux membres de la maréchaussée. Pendant une seconde, mon esprit s’imagine inventer une histoire pour éviter les problèmes. En effet, ma crainte est qu’au nom de la tranquillité à laquelle est en droit d’aspirer tout citoyen dans son propre foyer, ma pratique du porte-à-porte pour être hébergé ne soit pas tolérée. Mais tout de même, j’étais en face de quatre représentants de la Loi et garants de l’ordre public. En plus d’être, à la base, contraire à mes principes, il n’était surement pas avisé de leur servir des balivernes. J’explique donc ma démarche et le pourquoi de ces déambulations. Heureusement, la réaction de mon interlocuteur se limite à de la surprise :
« Ah bon ?!, me dit-il, et vous pensez que ça va fonctionner ? …parce que dans le coin… !
– Oui, oui, lui répondis-je, je l’ai déjà fait plusieurs fois et ça marche. »
La surprise est toujours là. La voiture aussi… C’est donc avec une voiture de police dans le dos que je frappe à la prochaine porte. Un homme âgé se présente et, sans surprise, n’accepte pas ma demande… Sur ce, la police me souhaite bon courage et s’va. Ouf ! Je peux sereinement poursuivre mes recherches.
Camping chez Mario

Arrivé devant un portail derrière lequel dépasse un camping-car stationné dans le jardin, je sonne à la porte. A cet instant, je me dis que ce camping-car représente une chambre d’ami idéale et que l’argument selon lequel il n’y a pas de place pour être logé ne tient pas. Malheureusement, cette situation s’est reproduite à plusieurs reprises pendant la suite de mon voyage et elle ne présage absolument pas que la porte va s’ouvrir. Mais en cette fraiche soirée de mars, la chance me sourit une fois de plus.
« Bonjour, moi, c’est Mario, comme dans le jeu vidéo !
– Bonjour, moi, c’est Maxime, comme dans……. bah comme Maxime, quoi… »
L’homme, dans la quarantaine, m’accueille au sein de son foyer avec bonhomie. Amel, sa femme, a accouché il y a quelques jours et se repose, l’enfant sur le sein, dans la chambre du rez-de-chaussée. Deux fillettes d’environ huit et douze ans viennent compléter ce trio. Pour le camping-car, j’avais vu juste. Celui-ci m’a offert une chambre à coucher des plus confortables. Mario m’aida à m’y installer dès mon arrivée avant de me dire : « Installez-vous et après vous viendrez prendre un bon repas chaud ». Le couscous était en effet bien chaud et très bon. C’était très agréable de partager cette soirée au sein de cette famille modeste mais très accueillante. Il n’est pas dans mes usages de regarder la télévision mais dans ces circonstances, c’était très sympathique.
Merci Mario !
Le lendemain, comme à mon habitude, je me lève tôt et prépare tranquillement mes affaires. Mario est là et m’observe ainsi que mon attirail. C’est alors qu’il a l’idée de m’offrir un petit panneau solaire de 30 par 40cm et aussi une batterie externe. Il se dit, à juste titre, que cela peut m’être utile. Malheureusement, à cause d’un problème de connectique, je ne me suis jamais vraiment servi du panneau solaire. Cela ne m’a pas empêché de le laisser sur le dessus de ma remorque jusqu’à la fin du voyage ce qui ne manquait pas d’attirer l’attention des personnes qui posaient un œil sur mon matériel. Par contre, la batterie externe m’a été très utile et l’est encore aujourd’hui. Elle m’a permis de nombreuses fois de ne pas me retrouver aveugle sur la route car privé de GPS et j’en suis très reconnaissant envers Mario.
Pizza et nature
Il n’y a pas de col à franchir ce jour-là. La route se faufile habillement entre les montagnes pour offrir de magnifiques paysages rocheux, de falaises colorées et de végétation exotique. Çà et là, des arbres seuls ont pris racine de façon improbable sur le flanc des parois verticales. Certaines roches très découpées m’évoquent les concrétions que l’on peut voir au Cambodge… du moins tel que se le représente mon imaginaire personnel.

A midi, je savoure le morceau de pizza acheté à Serres depuis le bord d’un magnifique petit torrent qui s’est sculpté un lit dans la roche. Je ne peux résister à y tremper mes pieds pour les rafraichir et les détendre. Dans certaines petites cuvettes creusées dans la roche, des plaques de glace témoignent de la fraicheur nocturne. Je me plais à les ramasser pour les contempler avant de les briser sur la berge. De là où je suis, c’est-à-dire en contre-bas de la route, mes yeux n’aperçoivent rien d’artificiel. Je suis en pleine nature. La roche est très présente et un peu plus loin une épaisse forêt recouvre les quelques sommets visibles. L’eau à mes pieds est d’une limpidité totale. Là où elle est peu profonde, je m’amuse à observer les tourbillons invisibles que la roche lui impose et que leur ombre sur le fond pâle trahit. Toute cette vision est sublimée par un soleil franc et généreux qui, aux portes du printemps, me fait du bien.
Les derniers kilomètres dans les Baronnies Provençales sont un faux-plat et même si c’est sans commune mesure avec les cols franchis plus tôt, l’ultime montée abrupte qui traverse le hameau des Damias me parait insurmontable. Mais me voilà arrivé ! Ces deux jours de trajets m’ont tellement coûté que le soir même je demande la permission de ne pas travailler le lendemain matin. Compréhensif, Rob accepte très gentiment.
Un peu d’Histoire

Repris en 1980, le hameau des Damias fait suite à une première communauté qui, dans les années 70, s’est appropriée le village d’Eourres alors en sommeil. De nombreux bâtiments sont rénovés par les membres du groupe. Une épicerie collective est ouverte. Dans les années 1980, le projet s’essouffle et la communauté se disperse. Parmi ses membres, Caroline et Rob, décident de rester et de fonder un écohameau sur la même commune. L’ancienne ferme des Damias est l’endroit idéal et là encore de nombreux bâtiments ont besoin d’être restaurés.
Mais l’idée n’est pas d’abandonner le village et tout est fait en lien avec celui-ci. Pendant dix-neuf ans, Caroline sera la mairesse d’Eourres et son engagement contribuera beaucoup à maintenir le village vivant. Aujourd’hui, comme dans de nombreux écolieux, le projet des Damias se rémunère grâce à l’accueil de groupes et de stages sur des thématiques en accord avec les valeurs qui rassemblent les écolieux : bien-être, spiritualité, développement personnel, création et culture des écolieux… Le maraîchage y a aussi une place importante et est porté par Nicolas que j’aurai la chance d’interviewer avec sa compagne Elo.

Dans cette logique d’ouverture sur l’extérieur, Caroline reste très active au sein de la municipalité. Un restaurant estival appelé le Lézard Vert est présent dans le bourg et il est arrivé que des personnes du hameau y travaillent. J’ai d’ailleurs l’occasion de m’y rendre pour assister à la projection du travail de Lucrèce Andreae. Cette jeune femme cinéaste s’est spécialisée dans la réalisation de courts métrages d’animation et nous partage le temps d’une soirée ses créations et son parcours. Un autre soir, nous allons au cinéma… ou plutôt dans la salle polyvalente de Beuvons pour assister à la projection du film Madelaine Collins avec Virginie Efira. En plus de passer une bonne soirée avec Maéna et Marie, c’est aussi l’occasion de soutenir les initiatives culturelles locales.
Branlebas de combat !
Le lendemain de mon arrivée, vers 10h, me voici dans la salle à manger-cuisine en train de me restaurer. Autour de moi, l’intense effervescence humaine dénote avec ma torpeur matinale. En effet, le groupe est en train de vivre ses derniers jours d’hibernation avant la reprise des activités liées à l’accueil. Les premiers stages de constellation systémique [1] et de temazcal [2] commencent en fin de semaine. Il y a donc fort à faire pour préparer le lieu et le rendre le plus confortable et agréable possible. Comme tous les midis, le repas est collectif. En ce premier jour et en d’autres rares occasions, le repas est pris dehors. Cela me permet de découvrir le visage des personnes impliquées dans le projet mais aussi de certaines habitantes. En effet, tous les habitant.es du hameau ne sont pas impliqués dans le collectif.
Au boulot !
L’après-midi, je suis à pied d’œuvre. Marie, la jeune femme qui débute en tant que responsable de l’accueil, a affiché dans la salle à manger une longue liste de taches à effectuer dont la plupart font appel à des compétences de bricoleur. Je m’empare de cette liste immédiatement.

Sur un bâtiment, je retire les câbles endommagés d’un garde-corps. J’aide aussi Rob à raccrocher les rideaux des baies vitrées du grand tipi, un bâtiment circulaire fait d’une seule salle vitrée sur presque tout son contour. A l’extérieur, les activités ne manquent pas non plus. Il faut élaguer de jeunes repousses de sapin à proximité d’une terrasse et broyer de grosses branches coupées plus tôt et entassées le long de la route. Avec Nicolas et Raphaël, le travail est rapide et efficace d’autant que nous utilisons un gros broyeur attelé à un tracteur. En sa qualité de responsable du maraîchage, Nicolas prépare avec nous une « couche chaude », cet empilement fait à base de fumier et de paille qui permet de préserver la chaleur et les nutriments en vue de les restituer aux planches de maraîchage le moment venu. Je m’y emploi avec une jeune wwoofeuse, Maéna, qui reste toute la saison. Désherbage de fraisiers et taille de petits fruitiers viennent compléter la liste.

Globalement, la jeune équipe qui tiens les reines me parait dynamique et efficace. Caroline et Rob, les fondateurs du projet tous deux dans la soixantaine, sont là en soutiens mais seulement si besoin. Je découvrirais plus tard que la plupart de ces personnes sont salariées du projet ce qui n’est pas systématique dans les écolieux et qui peut, dans une certaine mesure, expliquer la motivation des troupes.
Reconnaissance
Parmi les tâches que je réalise, il y a aussi de petits aménagements dans les sanitaires destinés à accueillir les futurs campeurs : fabrication et installation d’étagères, extension d’un sèche-linge extérieur, réparation de plusieurs chaises pliantes en bois … de petits travaux tout à fait dans mes cordes qui font appelle à la fois à ma réflexion avant et après l’exécution, à mon habileté à manier les outils et à mon savoir-faire en menuiserie. C’est ça que j’aime dans le bricolage ! De plus, Marie, dont le rôle est aussi d’inspecter les travaux finis, ne se prive pas de m’exprimer de sincères remerciements emprunts d’admiration pour le travail accompli. Cette façon de faire me semble indispensable dans ce type de relation si l’on veut entretenir la motivation des membres d’une équipe.
Une caverne d’Alibaba ?
Il n’est pas toujours aisé de bricoler dans les écolieux. Bien souvent, et c’est le cas ici, je suis d’abord victime d’un effet caverne d’Alibaba lorsque je franchi la porte du local. Je suis pris d’enthousiasme, d’admiration et d’étonnement à la vue de tous les outils et de toutes les machines visibles. Malheureusement, quand on y regarde de plus près, les outils de base tels que marteaux, tournes-vis, pinces et scies ne sont pas toujours disponibles et je suis souvent obligé de passer cinq minutes à chercher l’outil qu’il me faut… pour ensuite passer dix autres minutes à trouver comment m’en passer !
Cette situation s’explique aisément par le concept même d’outils partagés. Imaginons un état initial où tous les outils nécessaires sont présents dans l’atelier à la place qui leur a été attribuée et accessible à tous et toutes. Un jour, une personne utilise un outil pour une opération à l’extérieur. Par oubli ou par négligence, cette personne ne rapporte pas l’outil dans le local. Le jour suivant, une autre personne empreinte un autre outil mais lorsqu’elle le retourne dans l’atelier, le range à une place différente de l’endroit où elle l’a trouvé. Le troisième jour, une autre personne prend un autre outil, l’endommage lors de son utilisation puis le retourne dans l’atelier. A l’issu de ces trois jours, trois outils sont manquants, introuvables ou défectueux. Si rien n’est fait, rien ne garantit que ces comportements vis-à-vis des outils ne vont pas se reproduire et au fil du temps, l’atelier se vide, devient désordonné et remplis d’outils inutiles. Les utilisateurs finissent inévitablement par se lasser de travailler dans ces conditions et n’ont d’autre solution que de s’acheter leurs propres outils personnels vis-à vis desquelles ils auront le plus grand soin puisqu’ils en ont la propriété totale. Mais cette façon de faire est contraire à la logique de mutualisation, principe fondamental dans les écolieux.
Ce phénomène peut paraitre anecdotique mais il interroge en profondeur les fondements du collectif. Il renvoie à la notion de respect des règles, de conscience collective et de propriété collective. Respect des rèbles car même s’il est collectivement admis que tout outil doit être rapporté à sa place après utilisation (encore faut-il que cette place ait été clairement définie), si personne ne veille à la mise en pratique de ce principe par tous et toutes en rappelant sans cesse son importance, l’assiduité à le respecter va forcément s’émoussée et les outils seront bientôt dispersés ; conscience collective car chaque personne amenée à utiliser l’atelier devrait avoir à l’esprit que si un outil est indisponible, il freine les autres dans leurs réalisations et pénalise ainsi tout le collectif ; propriété collective dans le sens où les outils mis à disposition appartiennent ‘à tout le monde’… et non ‘à personne’. Mais les comportements humains peuvent parfois être étonnant et il n’existe pas de recette miracle pour les anticiper et encore moins les maitriser.
‘’Accès interdit à toute personne non autorisée’’
Une solution envisageable est de créer un atelier où l’accès est restreint à quelques personnes référentes qui en détiennent la clé. De cette façon, ces personnes peuvent facilement s’assurer que les outils sont bien resitués et en bon état. Elles peuvent aussi vérifier que la personne qui emprunte l’outil sait s’en servir correctement. Le problème est que tout bricoleur doit alors passer par une de ces personnes référentes pour faire quoi que ce soit et devient dépendant d’elle. De plus, rien ne garantit que les personnes qui conservent l’accès ne fassent elles-mêmes preuve de négligence. Ces personnes doivent aussi consacrer une partie de leur temps à un travail de portier. Et quand est-il des personnes qui souhaitent travailler dans l’atelier ? Faut-il les y enfermer pour être sûr qu’aucun outil ne sorte en l’absence d’un superviseur ?
Montesquieu avait raison !
Une autre solution est tout simplement de rabâcher sans relâche l’importance de respecter la règle. Plusieurs philosophes se sont planchés sur la question du pouvoir et ont établi l’importance de le décliner sous ses trois aspects : pouvoir législatif, pouvoir exécutif et pouvoir judiciaire. Bien sûr, l’idée n’est pas, en vertu du pouvoir exécutif, de ‘’fliquer’’ les personnes ni même, en vertu du pouvoir judiciaire, de les condamner si la règle est enfreinte mais si rien n’est fait pour inciter au respect des règles (pouvoir exécutif), rien ne présage qu’elles le seront. Il faut donc que des personnes se relaient pour rappeler au groupe sans accuser les personnes ayant eu des manquements l’importance du respect de la règle. Il est d’autant plus aisé de respecté une règle qui a été décidée collectivement et à l’élaboration de laquelle chacun a participé. Ce principe est valable pour le retour des outils dans l’atelier comme pour n’importe quelle règle qui aura été adoptée par le groupe.
1 + 1 = 3

Une autre activité intense m’occupe pendant une journée. Dans le cadre d’un chantier collectif, un futur poulailler monté sur un châssis de remorque est en cours d’aménagement. Pour l’heure, il faut étaler du goudron végétal sur tout le sol de la construction. C’est avec Stéphane que je m’attèle à cette tâche ardue. En effet, cette substance utilisée par les chasseurs pour attirer le gibier et sensée ici prévenir des parasites nuisibles aux volailles est très visqueuse donc très dure à étaler. De plus, parmi les personnes présentes, aucune ne sait comment utiliser ce produit. Ce n’est qu’en milieu de journée que l’idée nous vient de chauffer ce goudron au bain-marie pour le fluidifier. La tâche en est quelque peu facilitée. Une fois de plus, le travail en binôme contribue à créer cette relation particulière que j’ai très souvent rencontrée [3]. Le fait de coopérer dans un objectif commun en œuvrant à deux nous rapproche de l’autre bien plus efficacement que des heures de discussion.
Passe-moi le sel !
Les repas partagés du midi sont de bonnes occasions de vivre un moment convivial et de créer du lien avec les habitants. Malheureusement, il arrive que ceux-ci se transforment en réunion de travail. Malgré la présence d’un grand bureau à l’autre extrémité de la longère où se passe l’essentiel de la gestion et de la coordination des activités, un reliquat d’affichage est présent dans la salle à manger juste derrière la grande table. Il suffit donc à un convive de poser les yeux sur ces tableaux pour que la discussion démarre sur une problématique inhérente à la gestion du projet. Selon moi, c’est une erreur. Les repas doivent rester des moments sacrés fait de discussions spontanées et non un temps où les problèmes liés au projet sont traités. Dans mon passé d’ingénieur chez SAFRAN, les repas de notre service au restaurant d’entreprise respectaient ce principe : on ne parle pas boulot… sous peine de devoir payer sa bouteille au prochain repas !
Et moi dans tout ça ?
Cela peut sembler anodin mais si aucune vigilance n’est accordée à ce point, l’habitude peut facilement être prise et les repas deviennent systématiquement des réunions de travail. Ainsi, le collectif et la charge mentale qui l’accompagne occupent toute la place dans la journée et dans les interactions avec les autres. Les aspects individuels, la singularité de chacun et le simple plaisir d’être ensemble s’étiole. Tout le temps et toute l’énergie des participant sont phagocytés par le projet collectif. Dans ce contexte, il est fréquent de rencontrer une forme d’épuisement (pour ne pas dire ‘burn out’) lorsque la personne relève la tête et se dit « Et moi dans tout ça ? » L’individu n’est plus respecté et il a le sentiment de tout donner au collectif et de s’oublier lui-même, ses propres besoins, ses propres attentes, ses propres aspirations…
C’est là tout l’enjeu et la difficulté d’un écolieu. Les aspects collectifs et les aspects personnels ont tendance à se confondre puisqu’activité professionnelle et vie privée se font sur le même lieu et avec les mêmes personnes. C’est donc au groupe et à l’individu de s’attacher à maintenir un équilibre. Un bon moyen d’éviter l’écueil du tout collectif est d’instaurer des moments, les repas partagés étant à mon sens le moment idéal, où le collectif est mis de côté et où l’individu ne se résume plus à un simple acteur du projet mais à une personne dans toutes ses composantes.
C’est la tuile !
Une autre anecdote m’a fait réfléchir aux dynamiques de groupe. Après une journée très pluvieuse, je remonte dans ma chambre et constate avec agacement que de l’eau a coulé depuis un coin du vasistas jusque sur mon lit. Etant donnée l’heure tardive, je me contente de couvrir la tâche avec des serviettes de toilettes et m’endors. Avec le recul de la nuit, je me dis que cet événement fâcheux est en fait une aubaine. Cette situation va me permettre de tester la réaction du collectif face à un événement imprévu et non sans conséquence, une infiltration d’eau à travers un toit doit être traitée sous peine de dégradations majeurs de la charpente. A un moment où trois membres du collectif sont en face de moi, j’expose brièvement le problème.
« Ah mais oui, je suis au courant, répond l’un deux.
– Il est vrai qu’il faudrait peut-être que je monte sur le toit, dit un autre.
– Ah mais il suffit de mettre un récipient sous de la fuite, conclus le troisième. »
Cinq minutes plus tard, la conversation s’interrompt et le petit groupe se disperse sans qu’aucune suite ne soit donnée à l’affaire. Le collectif venait d’échouer le test ! Le problème aurait dû, selon moi, être pris à bras le corps par le pôle ‘entretien des bâtiments’ avec désignation d’un référent pour cette problématique.
Grands chefs ou grands parents ?
Concernant le suivi des activités et les prises de décisions du groupe, je remarque que ce que j’appelle « le syndrome du grand chef » n’est pas présent. En effet, même si la logique d’une gouvernance horizontale, donc sans chef, est bien ancrée dans la culture de la plupart des projets de ce genre, dans de nombreux cas, on peut constater la présence d’un chef informel. Bien souvent, il s’agit de la (ou des) personne fondatrice. Cette personne peut avoir des difficultés à transmettre les reines à la génération suivante. Elle reste convaincue que la bonne conduite des choses repose sur elle et n’arrive pas à faire confiance aux nouveaux arrivants. Le problème s’amplifie lorsque cette personne en arrive à un âge où la logique voudrait que la place soit laissée aux jeunes.
Ici, il n’en est rien. Caroline et Rob qui habitent pourtant au cœur du hameau semblent avoir pris la distance qu’il faut vis-à-vis de la gestion des projets d’accueil et de maraîchage. Parmi toutes les problématiques qui émergent au quotidien, ils font leur part mais c’est bien la nouvelle équipe qui coordonne les choses. Leur attitude s’apparente à celle de grands parents qui restent disponibles si besoin, aussi bien pour les petits travaux que pour les conseils. Je suis admiratif de constater ce phénomène et parviens à ressentir la bienveillance dont le couple fait preuve. J’aurai plus tard l’occasion d’observer le phénomène inverse au hameau des Trois Sources (33#), dans le Gard.
Un départ difficile
C’est avec une certaine hésitation à prolonger mon séjour que je remonte sur le vélo après ces dix jours très riches à tous points de vue. C’est la première fois que ce sentiment me saisit à ce point. En commençant ce voyage, il n’était pas exclu que je découvre un lieu où je me sens bien et où je peux me projeter dans l’avenir. Mais quand bien même j’aurais trouvé ce lieu, j’étais déterminé à boucler ce tour de France et à visiter l’ensemble des écolieux que j’avais sélectionnés. C’est aussi ce qui, en ce jour, me pousse vers le 25ème lieu retenu : la communauté de Longo Maï (25#).
[1] Pratique collective où les personnes présentes incarnent les protagonistes d’une situation humaine bloquée dans le but d’obtenir des réponses et de dénouer cette situation.
[2] Rituel chamanique qui repose sur l’utilisation d’une tente de sudation.
[3] Voir La Maison de partage (7#) et Ungersheim (12#)
Le Podcast
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