14# La communauté de Grandchamp : silence et œcuménisme
De la blancheur à la prière
Après une de ces descentes où il faut rester concentré, me voilà déjà arrivé au couvent de Grandchamp. Plusieurs bâtiments de style ancien et rustiques se succèdent pour former une sorte de cour intérieure. Les alignements de fenêtre sont surmontés par un alignement de chien-assis. Aucun clocher ne dépasse. En fait, les lieux n’ont pas été pensés et construit pour être un couvent. Il s’agit d’une ancienne blanchisserie reconvertie dans les années 30. Le bâtiment qui abrite la salle de détente réservée aux bénévoles enjambe encore un petit canal à fort débit qui servait à blanchir les tentures en les immergeant pendant plusieurs jours. Elles étaient ensuite étendues dans une grande grange en bois à la charpente majestueuse située juste à côté. C’est cette grange aux ornements très sobres qui sert aujourd’hui de chapelle, le lieu de prière principal où les sœurs se rassemblent pour y célébrer toutes les prières communes [1].
Dans l’esprit de Taizé
C’est en 1936 que débute un embryon de vie commune à Grandchamp, déjà lieu d’accueil temporaire depuis plusieurs années. Dès le début, les sœurs ont à cœur d’œuvrer pour l’unité des chrétiens. En 1952, elles rencontrent le frère Roger, fondateur en 1940 de la communauté de Taizé (du nom du village de Saône-et-Loire où elle est encore basée aujourd’hui). L’idée de cet homme était de créer une communauté œcuménique de frères dont la vocation était d’accueillir toutes les personnes qui souhaitaient se rassembler autour d’un esprit chrétien commun au-delà des clivages interreligieux. La convergence des sœurs de Grandchamp avec la façon dont ces frères faisaient vivre le christianisme et ses valeurs les amènent à adopter la règle de ce mouvement chrétien naissant. Dans le sillage de la communauté de Taizé, d’autres communautés ont été fondées à travers le monde entier et restent fidèles à cet œcuménisme chrétien et à l’accueil. Ces lieux sont également ouverts aux personnes en questionnement ou en recherche de spiritualité. J’aurai la chance de me rendre à Taizé (18#) un peu plus tard dans mon voyage.
Des journées entre travail et prière
Deux jours par semaine, le temps de travail est de six heures. Les quatre autres journées de travail (incluant le samedi) ne durent trois heures le matin et le dimanche est chômé. J’occupe ces temps entre le ménage des espaces communs y compris la grande Chapelle et l’aide au jardin. A cela s’ajoute ponctuellement des temps de service en cuisine notamment pour la vaisselle des plats. Il y a aussi les prières communes qui rythment la vie de la communauté à la manière d’un cœur qui bat, une avant chaque repas, auxquelles s’ajoutent les complies qui marquent la fin de la journée. Les chants des sœurs sont si beaux et si harmonieux que je m’interdis d’y prendre part pour ne pas rompre cette harmonie. La frustration que cela engendre est aisément dissipée par le bonheur de se laisser transporter par ces merveilles vocales.
Le silence
Parmi les valeurs importantes de la communauté, le silence est un élément central. L’idée est à la fois de ne parler que si nécessaire de façon à limiter les risques de paroles inappropriées et aussi pour le silence lui-même sans lequel la communion avec le divin ne peut s’établir. Il a aussi la vertu de permettre l’introspection, de faire taire les pensées envahissantes et offre un temps pour analyser ses émotions et ses ressentis. Ainsi, tout au long de la journée, aussi bien dans les moments de travail que pendant les repas, chacun s’efforce d’observer et de respecter le silence. Mais cela n’exclue pas la discussion et chaque visiteur ou visiteuse se voit confié à une sœur pour être accompagnée et avoir avec elle des temps d’échange et de partage. En effet, les sœurs se soucient de la progression spirituelle de toute personne qui franchi leurs mûrs. Et comme me dit Sœur Malieke qui joue ce rôle pendant mon séjour : « Il y a ton projet… mais il y a aussi toi »
Il n’est pas aisé pour moi d’entrer dans cet esprit de silence et de recueillement. La charge mentale du voyage est encore bien présente et j’ai du mal à m’en détacher et à cultiver mon intériorité pour rencontrer la spiritualité. Par le passé, j’ai déjà effectué des retraites dans un état d’esprit de recherche à des moments de croisement dans ma vie où je ressentais le besoin de vivre des moments de solitude et de prière. Ce n’est pas le cas pour ce séjour. L’énergie du voyage, de l’aventure et de la découverte n’est pas vraiment en phase avec l’atmosphère du lieu.
Trouver l’équilibre entre spiritualité et travail
La spiritualité est une notion importante aussi bien individuellement qu’à l’échelle d’un groupe humain. Elle peut prendre de très nombreuses formes et chacun la vit à sa manière mais elle permet l’introspection, le recueillement, un temps de pause pour mettre de côté le tumulte de la vie et se reconnecter à soi-même. Parmi les expériences qui m’ont permis de mieux me connaître, j’ai pu vivre, expérimenter et ressentir le fait que même dans ce concept, il existe un excès. Le dimanche entier suivi du lundi matin sans travailler tout en conservant les prières communes tendaient à me rendre léthargique. L’absence d’activité physique et le renoncement à toute activité intellectuelle impactait négativement mon psychisme. Mettre mon corps en mouvement fournir un effort physique dans un but précis à des fins constructives et utiles m’est nécessaire. Heureusement, dans les jours qui ont suivi, l’équilibre s’est parfaitement rétabli entre temps spirituels et activités physiques et mon séjour s’est poursuivi dans le bien-être. Les lieux et la vie à Grandchamp sont très apaisant et malgré tout, cela m’a fait du bien d’être au calme avec moi-même, de me reposer physiquement et socialement après ces déjà quatre mois de voyage et ces très nombreuses rencontres.
Une organisation précise
Une caractéristique propre à de nombreuses communautés religieuses est l’organisation. A Grandchamp, elle est très présente. De nombreux aspects de la vie sont très ritualisés à l’image des repas, pris en silence sur des tables de six à huit personnes. A chaque table, le rôle de chaque sœur est parfaitement défini et même matérialisé par deux jetons en bois placé à côté de l’assiette. Sur l’un est gravé ‘PRESIDER’ pour la sœur qui préside à la table et qui est seule à décider quand le plat peut commencer à circuler, quand on peut commencer à manger et quand on peut se resservir. Sur l’autre est gravé ‘SERVICE’ pour la sœur désignée pour se lever et aller chercher les plats en cuisine le moment venu. Tout ce bal bien rôdé se fait dans un silence presque parfait grâce à des geste simples. Je ne peux m’empêcher d’esquisser un sourire à la vue des jetons qui rappellent étrangement ceux utiliser pour identifier le ‘DEALER’, le ‘LITTLE BLIND’ et le ‘BIG BLIND’ dans un univers totalement opposé, celui du poker, un jeu que j’ai souvent pratiqué entre amis pendant ma vie étudiante. De même, dans tout le couvent, de nombreuses inscriptions sont visibles partout pour le rangement des choses.
Un autre exemple vécu atteste de cette précision d’horloger. La plupart du temps, lorsqu’un habitant d’écolieu accepte d’être interviewé et qu’il faut convenir d’un moment pour le faire, j’ai droit à peu près à cette réponse :
« Ah alors… heu … on pourrait faire ça… demain … Ah non, demain ça va pas !… heu … peut-être après-demain ?… mais tu pars quand au juste ? Dans quatre jours ! Oooh bah ça va, on a le temps de voir ça ! »
A l’inverse, la réponse de Sœur Malieke a été la suivante :
« OK, j’en parle aux autres sœurs et je te donne une réponse demain. »
Et le lendemain : « Bon eh bien ce sera mercredi à 16h ! »
…
La beauté par la sobriété
A Grandchamp, tout est beau, propre, avec une finition impeccable et parfaitement fonctionnelle mais aussi très sobre. Ça et là, quelques discrets objets de piété comme des icônes ou des statuettes rappellent la raison d’être du lieu. Il n’y a pas de fioritures ou de choses inutiles et de cette simplicité se dégage de la beauté, une beauté à l’image de la vie des sœurs, humble, modérée, sobre mais malgré tout empreinte d’une joie profonde, la joie d’être ensemble et de vivre en accord avec ses valeurs. Et ça se voit ! Les sœurs sont très souriantes et la sagesse émane de leur personne. Très ouvertes et très curieuses envers l’aventure que je vis, elles savent néanmoins faire preuve d’une vraie réserve pour respecter l’intériorité de l’autre. Elles savent bien que les gens viennent ici pour rencontrer Dieu au-delà du tumulte habituel.
Une charmante soirée
En remerciement de ce séjour enrichissant et parce que la générosité appelle la générosité, je propose de présenter aux sœurs les étapes de mon voyage qui ont précédé celle-ci avec les photos que j’ai prises, exercice que j’ai déjà réalisé lorsque j’étais à Ecolonie (11#). Je n’imaginais pas la joie et l’enthousiasme que cela susciterait chez les sœurs ! Plusieurs d’entre elles sont venues me manifester leur impatience et leur bonheur à l’idée d’assister à l’évènement et me remercier chaleureusement une fois celui-ci passé. L’heureux hasard du calendrier a voulu que cette soirée ait lieu le jour du jeûne fédéral, une tradition Suisse qui, d’après la façon dont elle m’a été présentée, s’apparente à une sorte de ‘journée de la Femme’ avant sa création. L’idée était qu’au moins une fois par an, les femmes n’aient pas à cuisiner pendant une journée. Il fallait donc trouver un plat qui puisse être préparé la veille et puisse se conserver facilement pendant au moins 24h. Le plat retenu a été… le gâteau aux pruneaux [2] !… Nous avons donc partagé ce gâteau après ma présentation ce qui offrait un petit moment convivial très appréciable et permettait de prolonger échanges et discussions sur mon voyage.
Le cœur joyeux et regonflé à bloc, je suis reparti prêt à affronter la dernière journée helvétique, elle aussi très ardue malgré la beauté des paysages. Même si la pente est raide, il est grisant de me voir m’élever au-dessus du lac de Neuchâtel encore visible pendant un moment dans la vallée que je quitte.
[1] Les prières communes, à des heures précises de la journée, s’apparentent aux offices des monastères catholiques.
[2] En fait, il s’agit d’un gâteau aux prunes mais les Suisses utilisent le mot « pruneaux ».